Article paru dans le numéro 89 (juin 1997) de LMDP

© LMDP * Copie autorisée pour usage pédagogique non lucratif et avec mention de la source

Un couple sans histoire ou presque

(Titre proposé par les élèves après la phase 4)

Objectifs du projet:

1. Pénétrer l'univers de G. SIMENON par une voie moins classique.

2. Stimuler la curiosité et donner l'envie d'en savoir plus par une lecture personnelle, spontanée et exploitable.

...mais encore, et surtout:

3. Récolter, trier et traiter des informations.

4. Réutiliser ces infos dans des productions personnelles de genres différents.

1. Recherche et choix d'un roman

* Les 17 étudiants ont trois jours pour proposer un Maigret choisi obligatoirement dans une bibliothèque.

* Après quoi, une liste de 22 ouvrages est définitivement arrêtée (le prof se chargeant de lire 5 romans, car il a pris le parti d'exécuter lui aussi toutes les tâches imposées à ses étudiants).

A remarquer qu'aucun livre n'a été retenu deux fois, et que la plupart des élèves ont été impressionnés par l'importance de l'œuvre.

2. Lecture de l'œuvre

* Le professeur donne les consignes:

- Calendrier: le livre doit être lu pour le 7 novembre.

- Tout ce qui touche de près ou de loin au couple MAIGRET doit être soigneusement noté ou tapé à l'ordinateur, avec mention de la référence complète.

Pour éviter les répétitions fastidieuses, une étudiante propose d'attribuer un numéro d'ordre à chaque roman de la liste.

Exemple de référence: "..." (17) p. 24.

* Un élève lance l'hypothèse qu'il n'y aura pas grand chose à se mettre sous la dent. Il s'appuie sur une réflexion paternelle. De la discussion qui suit, il appert que rien n'empêche les insatisfaits de lire d'autres Maigret.

À l'échéance, le prof s'apercevra que la liste des livres lus est maintenant forte de 33 unités!

* PENDANT CE TEMPS, le prof lance un deuxième projet: il s'agit d'aborder différents genres littéraires 1 par l'analyse, puis, après le choix d'un thème par les élèves («FANTÔMES»), de s'essayer personnellement dans le genre de son choix. Après correction en atelier d'écriture, toutes les productions seront rassemblées dans une plaquette-souvenir. L'objectif est clair: il s'agit de préparer l'exécution correcte du premier projet, tant sur le plan de la forme que sur celui du fond.

3. Tri des informations

3.1. Travail de groupe: les élèves proposent des critères de classement des infos. Il est important qu'ils fassent ce travail eux-mêmes: ainsi verront-ils les limites ou l'imprécision de certaines rubriques retenues et apporteront-ils les modifications nécessaires.

Les critères retenus sont différents aspects du couple, mais les étudiants insistent pour dresser le portrait le plus complet possible de chacun des conjoints à partir de leurs observations.

Les infos seront donc distribuées dans les rubriques suivantes:

1. A. Carte d'identité (renseignements généraux), portrait physique, portrait moral de MAIGRET.

B. Carte d'identité, portrait physique, portrait moral de Madame MAIGRET.

2. Signes de tendresse (mots, gestes).

3. Loisirs (en couple, individuellement).

4. Le travail de l'un vu par l'autre (intérêt, appréciation, aide).

5. Habitudes du couple, de chacun (vestimentaires, culinaires, verbales...).

6. Relations du couple (amis...).

7. Divers (les étudiants sont prudents...).

3.2. Chaque étudiant répartit ses infos dans les différentes rubriques.

3.3. La mise en commun, rubrique après rubrique, se fait sur de grandes feuilles collées au tableau.

Consigne très stricte: on ne s'appuie que sur des extraits de roman dûment identifiés et on justifie toute interprétation de l'info.

Remarque: il faudra dix périodes de cours pour venir à bout des infos recueillies pour la seule première rubrique, tellement l'activité sera dense!

3.4. Après avoir dégagé le portrait de M. et Mme MAIGRET, les élèves donnent un prolongement à une situation relevée dans Maigret se défend: ils imaginent le couple dînant dans un restaurant deux étoiles de l'Avenue de la Grande Armée à Paris.

Commentaire: certains étudiants n'ont pas fait la distinction entre un gourmet et un gourmand... et présentent un MAIGRET qui fait honte à son épouse. La majorité, pourtant, remet un travail remarquable. Voici, pour la bonne table, deux évocations.

Maigret débarrassa sa femme et l'aida à s'asseoir.

Un garçon en pantalon noir et chemise à manches bouffantes, nœud papillon oblige, vint leur apporter le menu.

- Un porto? lança Maigret à sa femme.

Elle le regarda d'un air tendre. Il sourit et, sans la quitter des yeux, commanda deux portos.

- Si on parlait un peu de toi, de ton enquête... tu ne vas tout de même pas te laisser faire?

Maigret replongea dans le menu.

- Dis, Maigret...

- J'ai bien envie de goûter ces côtes d'agneau au beurre. Qu'en penses-tu?

- Oui...mais que t'a-t-elle dit?

- Et comme entrée, pourquoi pas un velouté aux champignons?

Mme Maigret, résignée, soupira. Le garçon arrivait avec les apéritifs.

- Prendrez-vous un potage?

- Oui... une crème de champignons et...

- Deux! ajouta sa femme.

...Deux côtes d'agneau au beurre...

- Du vin, peut-être?

- Euh... un quart de rouge et...

- Et une eau plate, ajouta à nouveau Mme Maigret.

- À nous deux, dit Maigret en levant son verre. Ils burent par petites gorgées. Ils parlaient de choses et d'autres. Mme Maigret demanda encore:

- Que t'a-t-elle dit?

Mais le potage fumait déjà devant eux. Maigret coinça sa serviette dans le col de sa chemise, ce qui fit sourire Mme Maigret.

Elle marqua un temps d'arrêt.

- Tu manges tellement vite que tu ne goûtes même pas...

- Ça ne vaut pas ta recette, dit-il, en ramassant les dernières gouttes avec un morceau de pain. Elle sourit encore.

- Ils dégustèrent le plat de résistance dans un silence complice. Maigret réclama une deuxième portion de frites. Dès qu'il eut fini, il regarda sa femme qui mangeait tout en délicatesse.

- Tu prends un dessert?

- Une crêpe au Grand Marnier.

Maigret en commanda deux. Avec du café.

- La maison vous offre le digestif, annonça le garçon en débarrassant la table.

- Auriez-vous de la prunelle?

Il but son verre d'un coup sec. Mme Maigret régla l'addition. Et ils allèrent bras dessus bras dessous.

Dès qu'il fut rentré, Maigret se changea et avala un autre verre, tout en regrettant:

- Dommage que nous n'allions pas plus souvent au restaurant...

- Quoi, demanda-t-elle un vexée, tu n'aimes pas ma cuisine?

- Bien sûr, il n'y a aucune comparaison possible, madame Maigret!... Bon, à présent, je m'en vais jusqu'au Quai des Orfèvres... Je t'appelle...

AUDREY, 14 ans

Maigret venait de rentrer, et je sentais bien qu'il avait eu une dure journée.

Je n'avais pas préparé le dîner, car le vendredi était le jour où nous allions tous les deux au restaurant de l'Avenue de la Grande Armée.

Je n'étais pas encore prête, j'attendais mon mari pour lui demander son avis: devais-je mettre la robe blanche à fleurs bleues ou la beige qu'il aimait tant?

Il rentra dans la cuisine pour boire la tasse de café que je lui avais préparée et y tremper quelques biscuits aux amandes et à la vanille (les biscuits du mercredi).

Pendant que j'enfilais la robe beige que Maigret trouvait plus de circonstance dans ce restaurant deux étoiles, je l'entendais s'installer dans son fauteuil, bourrer sa pipe, l'allumer et déplier son journal: c'était le signe d'une journée éreintante!

J'étais enfin prête. Avant de partir, je corrigeai le pli du col de son pardessus.

Au restaurant, nous nous assîmes à la table du fond, notre table habituelle.

Quand le garçon se présenta, Maigret réclama un Ricard. Il lui en faudrait plusieurs pour oublier cette rude journée. Pourtant je ne me faisais toujours pas à ce genre d'expédient.

Avant de déguster le saumon à la crème, au vin blanc et aux petits légumes que nous avions commandé, Maigret fuma une pipe et but encore deux Ricard. Pendant la soirée, nous avons discuté de l'enquête qui n'avançait pas. Et puis, comme je voyais que Maigret avait envie de se changer les idées, je lui parlai des Duchemin et du bébé de leur fille. Mon Maigret avait son air de rustre, mais je savais qu'il adorait les enfants. D'ailleurs, il n'arrêtait pas de tourner la tête pour observer le jeune couple de la table voisine et leurs deux enfants qui jouaient gaiement.

C'était une soirée paisible, comme j'aimais les passer avec Maigret.

ESTHER, 14 ans.

4. Traitement des infos

* Ce traitement des infos a déjà commencé lors de leur récolte: il s'agissait de faire bon accueil aux hypothèses qui fusaient de toute part.

* Lorsque toutes les rubriques ont été alimentées, les étudiants, par groupes de trois, se sont réparti les grandes feuilles et se sont efforcés d'en tirer les enseignements principaux.

* Chaque groupe a remis une synthèse écrite au professeur, avant de la présenter oralement au reste de la classe.

5. «Contre-expertise»

Il s'agit maintenant de confronter nos conclusions avec d'autres représentations du couple.

Ouvrage choisi: BD Maigret et son mort, d'après G. SIMENON. Adaptation et scénario de O. REYNAUD. Dessin de WURM. Éditions Cl. LEFRANCQ & LE ROCHER, 1992.

La comparaison porte sur la représentation physique de MAIGRET et de son épouse, ainsi que sur leurs comportements.

Vignettes intéressantes: p. 6, 11, 12, 13, 35, 36.

Travail en trois temps:

1. analyse individuelle,

2. échange en groupe restreint,

3. exposé oral des conclusions.

Un des élèves sera chargé d'étudier la représentation du célèbre commissaire dans d'autres albums de la série... dessinés par un autre spécialiste.

La même recherche sera entreprise sur un téléfilm consacré à Maigret... à condition d'en trouver une copie.

6. Écriture finale

Chaque élève écrira une biographie du couple ou de l'un des conjoints.

Elle comprendra une foule de renseignements généraux, quelques traits physiques et surtout un portrait moral étayé par des comportements particulièrement révélateurs. Ce travail doit être terminé pour Pâques.

 

COMMENTAIRE GÉNÉRAL (à la veille d'aborder la contre-expertise)

1. Les élèves ont mordu. Probablement parce que j'y ai cru dès le début. Peut-être aussi parce que j'ai pu varier et les tâches et le rythme. Vraisemblablement parce qu'il y a parmi mes étudiants des gens qui adorent imaginer et écrire. Certainement, enfin, parce que je ne me suis pas contenté de surveiller les opérations, mais qu'au contraire j'ai pris la plume comme eux...

2. Je suis bien décidé à répéter cette démarche. Les sujets ne manquent pas. En 97-98, j'espère pénétrer avec mes élèves l'univers de Claude COURCHAY, par le fond (la Provence et ses habitants) et la forme (construction du récit).

3. Et la grammaire, me direz-vous? Rassurez-vous, chers collègues: nous avons revu, d'une façon tout à fait naturelle et structurée, quand il le fallait, la ponctuation, la syntaxe de la phrase complexe (avec insistance sur l'emploi du pronom relatif) et quelques homophones grammaticaux particulièrement indigestes.

4. Ces pendards d'élèves m'ont mis au défi de parler de fantômes dans un récit historique (voir 2. Lecture de l'œuvre, 3e *). Après plusieurs heures de recherche pour fixer le cadre spatio-temporel de ma chronique, j'aborde enfin ma tâche, le sourire aux lèvres: ce n'est pas demain que je partirai en préretraite!

P. QUIRINY, 1er janvier 1997

Du même auteur :

Découvrir et comprendre la littérature courtoise: un projet autour de Lancelot - 4e TQ (2e degré) * L'imaginaire et la culture d'une époque; l'intertextualité... une ‘gravitation’ de textes : http://docpedagfrancais.be/Sitelmdp/paqu.html

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