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A
Article
paru dans le numéro 77 (juin 1994) de LMDP
© LMDP * Copie autorisée pour usage pédagogique non lucratif et avec mention de la source
Faire de l'oral
J.
Bradfer
1. Des risques à courir - Des objectifs à préciser
[Cette
première partie s'inspire du chapitre-postface de l'ouvrage collectif de
Martine WIRTHNER, Daniel MARTIN & Philippe PERRENOUD, Parole
étouffée, parole libérée - Fondements et limites d'une pédagogie de
l'oral, Delachaux & Niestlé, 1991. Ce chapitre, intitulé Questions
ouvertes, souligne l'importance des enjeux sociaux de la pratique scolaire
de l'oral, mais aussi la complexité de sa mise en place dans l'ensemble des démarches
didactiques. Les passages littéralement repris de l'ouvrage précité sont en italique.]
Aux yeux de certains
enseignants - et de certains observateurs ou partenaires du système scolaire
(songeons à des parents qui peuvent trouver intérêt à la permanence des
usages...) - la pratique de l'oral peut encore passer pour une innovation
quelque peu dérangeante, surtout si elle veut aller bien au-delà de l'objectif
d'apprendre à se taire à bon escient ou
à parler correctement.
*
Il est vrai que cette
innovation, si elle se développe et s'impose de plus de plus, si elle
enregistre des résultats positifs, peut comporter cependant des risques
dont il faut faire un inventaire lucide.
Risque
de dispersion
- Si le domaine de l'écrit (capacité de lecture et d'expression) est déjà très
souvent mal maîtrisé, comment consacrer du temps supplémentaire à l'oral,
sans tomber dans le piège du superficiel? Ne vaut-il pas mieux se concentrer
sur les ambitions traditionnelles de
l'école: préparation professionnelle, insertion sociale?
Risque de sélection et de disqualification - Des enfants de milieu
familial favorisé sont préparés mieux que les autres aux attentes de l'école;
et par ailleurs les techniques d'individualisation - dans le domaine de l'oral
tout particulièrement - ne comblent sans doute pas toujours ces différences.
Par conséquent, en intensifiant l'oral, ne va-t-on pas renforcer certains élèves dans l'image négative d'eux-mêmes?
Plus que l'écrit - qui demeure souvent "privé", personnel - l'oral
"exhibe" les différences de capacité communicative. Il
est beaucoup plus difficile de s'accepter comme incapable de s'exprimer, d'écouter
ou de dialoguer que comme incapable de distinguer un angle obtus ou de maîtriser
le génitif.
Risque d'ingérence
dans la sphère privée - L'oral est lieu d'expression de soi, de
l'affectivité, du désir, des tendances profondes... De
quel droit l'école pousserait-elle tous les élèves à avoir envie de
s'exprimer, pourquoi privilégier l'extraversion et la communication? Des
adultes peuvent se défendre contre
les questions indiscrètes, faire la différence entre vie privée et espace
public... Pour des jeunes, surtout issus de milieux défavorisés, c'est
autrement difficile!
Risque de conflit - Une pédagogie traditionnelle peut ne pas trop manifester des différences de sentiments, d'idéologies; la communication orale peut facilement, au contraire, les rendre plus visibles et même conflictuelles. Des partenaires extérieurs - mais aussi des collègues enseignants - peuvent redouter la liberté de parole accordée à l'élève: oser exprimer un avis, vouloir être entendu. Comment réagira l'enseignant accueillant les élèves au degré suivant ou dans d'autres disciplines?
[Et même si elle est... inoffensive,
la prise de parole aisée et performante chez tel ou tel élève peut être perçue,
par certains enseignants (même de français!)
comme une concurrence, une dépossession
de leur "pouvoir" professoral.
Des animateurs pédagogiques ont parfois entendu, à ce propos, des confidences
étonnantes. Certaines "résistances" à l'oral pourraient trouver là
leur explication...]
S'il y a débat et appréhension
face aux "risques" de l'oral scolaire, il y a aussi divergence, entre
partisans de l'oral, sur l'"ordre de préséance" des objectifs.
(...)
pour les uns, le seul oral qui vaille est celui qui permet de faire
valoir ses droits, d'obtenir gain de cause, de participer à la décision.
C'est un oral civique, politique, argumentatif.
Pour d'autres, le principal, c'est d'entrer en communication avec autrui, d'exprimer ce qu'on ressent,
de mettre l'oral au service de l'harmonie, de l'épanouissement, des sentiments
positifs entre personnes ou entre groupes.
Pour d'autres encore, l'essentiel est de pouvoir expliquer ce qu'on fait, décrire
le monde, énoncer des hypothèses, clarifier des enjeux, théoriser une
pratique.
Sous-jacentes
à ces trois objectifs, trois représentations différentes - et légitimes - de
l'école, de sa finalité.
La question est de savoir si
"tout est possible et peut être entrepris" dans le cadre et les
limites des horaires et du cursus scolaires...
La prise en compte de ces trois objectifs dépendra de ces contraintes, en même
temps que de choix ultimes entre des projets de société.
* la proximité du récepteur et la possibilité constante de sa réaction immédiate - parole... ou mutisme,
*
la prise en compte instantanée de cette réaction,
*
la nécessité de marquer la continuité
du discours et du contact par des outils spécifiques (bon, enfin, oui, alors, et puis, je disais, comme tu vois, n'est-ce pas,
hein, tu comprends...).
*
parce que l'interlocuteur a
visiblement "bien reçu" l'information, même syntaxiquement
incomplète,
*
ou bien parce que le geste (ou le
regard, ou le mouvement) porteur de sens
apparaît plus utile que les mots pour la transmission d'une information.
Le
garçon. - Qu'est-ce que je vous sers?
Le
client. - Un demi.
Le
garçon. - Je veux une phrase.
Le
client. - Je désire qu'on me serve un demi.
Le
garçon. - Il ne faut pas dire on.
Le
client. - Je désire que vous me serviez un demi.
Le
garçon. - Vous désirez que je vous serve un demi. Un demi de quoi?
Le client. - Je désire
que vous me serviez un demi de bière allemande blonde à la pression, titrant 6
degrés alcooliques.
Le garçon. - Il manque
un petit mot.
Le client. - Je désire
que vous me serviez un demi de bière allemande blonde à la pression, titrant 6
degrés alcooliques, s'il vous plaît.
Le garçon. - Bonne réponse. Et un demi, un!
Signalons surtout la fréquence des ajustements
de discours pour rendre celui-ci plus efficace, pour assurer et resserrer le
contact, par exemple:
Je
crois que tu dev(rais) / que tu aurais
dû...
Il a fallu me (...) j'ai été obligée de me débrouiller toute seule...
Comment!
Tu es enc(ore) / vous êtes encore là?
La variation de l'intensité,
de l'intonation permet également d'ajuster l'oral, de le rendre performant.
Signalons aussi, surtout dans
la conversation, la valeur à la fois informative et argumentative du geste, de
la mimique, de la respiration, du regard, du mouvement.
"Quand vous parlez, vous
vous engagez physiquement, au-delà des mots", disait récemment (février
1994) un homme de théâtre interviewé sur France-Culture.
[Tragédie classique et théâtre du XIXe siècle - Pratique du théâtre, Gallimard, 1968, pp. 34 & 35. (Texte sténographié du cours de Louis Jouvet au Conservatoire national d'art dramatique, de novembre 1939 à décembre 1940). - C'est nous qui soulignons.]
3.
Faire de l'oral. "Bien entendu!
Mais
comment ?
[Francine BEST, Vers la liberté
de parole, Nathan, Paris, 1978, p. 12.
D'où l'importance décisive d'une perception de la classe comme lieu d'échange, où le respect de chaque personne entraîne le respect de sa parole, où l'écoute mutuelle favorise l'expression de chacun.
[Voir, à ce sujet, un très beau livre de Jacques SALOMÉ, Heureux qui communique - Pour oser se dire et être entendu, Albin Michel, janvier 1994. A lire ensemble, parents et enfants, enseignants et élèves! Du même auteur: T'es toi quand tu parles.]
[J. MOUCHON & F. FILLOL, Pour enseigner l'oral, Cédic, Paris, 1980, p. 62.]
Nous venons de le souligner,
l'oral vrai est celui qui "dit" la personne dans son vécu, dans son
projet, dans son rêve: peut-on imaginer de donner à l'élève le désir et le
plaisir d'apprendre en lui faisant tourner le dos à ce qu'il est, à ce qu'il
fait, à ce qu'il veut?
La pratique de la parole doit
fonder aussi un minimum de métalangage: une observation et une description méthodiques
de "ce qui se passe quand on parle" sont indispensables. Pas
d'apprentissage sans classement, sans modélisation, sans déduction de "règles".
Les ouvrages cités, de
Francine Best, Jean Mouchon, Hélène Romian..., et de bien d'autres praticiens
de l'oral, insistent sur cette évaluation, et proposent de nombreuses pistes à
ce sujet.
Sito-bibliographie
* oral collège bibliographie : http://www.ac-creteil.fr/mission-college/apprentissage_oral/pratiques_orales.htm
http://www.ac-reims.fr/datice/maitrise/bibliographie.htm
* E. Charmeux, Apprendre la parole, Toulouse, Sedrap Education, Coll. L’école en questions, 1996
* Dolz, B. Schneeuwly, Pour un enseignement de l’oral, initiation aux genres formels à l’école, Paris, ESF, 1998.
* Véronique TRAVERSO, L'analyse des conversations, Nathan Université, coll. "128", 1999, (interactions, co-construction du sens, variations interculturelles par ex. dans les "termes d'adresse".) Dernier chapitre: le dialogue représenté dans l'écrit de fiction.
* Catherine Kerbrat-Orecchioni, La Conversation, coll. Mémo, Seuil, 1996, "petit ouvrage très accessible"
Autres articles parus dans LMDP: http://docpedagfrancais.be/Sitelmdp/archives.html/
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