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A

Article paru dans le numéro 77 (juin 1994) de LMDP (réactualisé juin 2005) - Mise à jour 08.2017

© LMDP * Copie autorisée pour usage pédagogique non lucratif et avec mention de la source

 Faire de l'oral

J. Bradfer

 1.         Des risques à courir - Des objectifs à préciser

 [Cette première partie s'inspire du chapitre-postface de l'ouvrage collectif de Martine WIRTHNER, Daniel MARTIN & Philippe PERRENOUD, Parole étouffée, parole libérée - Fondements et limites d'une pédagogie de l'oral, Delachaux & Niestlé, 1991. Ce chapitre, intitulé Questions ouvertes, souligne l'importance des enjeux sociaux de la pratique scolaire de l'oral, mais aussi la complexité de sa mise en place dans l'ensemble des démarches didactiques. Les passages littéralement repris de l'ouvrage précité sont en italique.]

Aux yeux de certains enseignants - et de certains observateurs ou partenaires du système scolaire (songeons à des parents qui peuvent trouver intérêt à la permanence des usages...) - la pratique de l'oral peut encore passer pour une innovation quelque peu dérangeante, surtout si elle veut aller bien au-delà de l'objectif d'apprendre à se taire à bon escient ou à parler correctement.

 *

Il est vrai que cette innovation, si elle se développe et s'impose de plus de plus, si elle enregistre des résultats positifs, peut comporter cependant des risques dont il faut faire un inventaire lucide.

 Risque de dispersion - Si le domaine de l'écrit (capacité de lecture et d'expression) est déjà très souvent mal maîtrisé, comment consacrer du temps supplémentaire à l'oral, sans tomber dans le piège du superficiel? Ne vaut-il pas mieux se concentrer sur les ambitions traditionnelles de l'école: préparation professionnelle, insertion sociale?

 Risque de sélection et de disqualification - Des enfants de milieu familial favorisé sont préparés mieux que les autres aux attentes de l'école; et par ailleurs les techniques d'individualisation - dans le domaine de l'oral tout particulièrement - ne comblent sans doute pas toujours ces différences. Par conséquent, en intensifiant l'oral, ne va-t-on pas renforcer certains élèves dans l'image néga­tive d'eux-mêmes? Plus que l'écrit - qui demeure souvent "privé", personnel - l'oral "exhibe" les dif­férences de capacité communicative. Il est beaucoup plus difficile de s'accepter comme incapable de s'exprimer, d'écouter ou de dialoguer que comme incapable de distinguer un angle obtus ou de maîtriser le génitif.

Risque d'ingérence dans la sphère privée - L'oral est lieu d'expression de soi, de l'affectivité, du désir, des tendances profondes... De quel droit l'école pousserait-elle tous les élèves à avoir envie de s'exprimer, pourquoi privilégier l'extraversion et la communication? Des adultes peuvent se défendre contre les questions indiscrètes, faire la différence entre vie privée et espace public... Pour des jeunes, surtout issus de milieux défavorisés, c'est autrement difficile!

Risque de conflit - Une pédagogie traditionnelle peut ne pas trop manifester des différences de sentiments, d'idéologies; la communication orale peut facilement, au contraire, les rendre plus visibles et même conflictuelles. Des partenaires extérieurs - mais aussi des collègues enseignants - peuvent redouter la liberté de parole accordée à l'élève: oser exprimer un avis, vouloir être en­tendu. Comment réagira l'enseignant accueillant les élèves au degré suivant ou dans d'autres disciplines?

[Et même si elle est... inoffensive, la prise de parole aisée et performante chez tel ou tel élève peut être perçue, par certains enseignants (même de français!) comme une concurrence, une dépossession de leur "pouvoir" professoral. Des animateurs pédagogiques ont parfois entendu, à ce propos, des confi­dences étonnantes. Certaines "résistances" à l'oral pourraient trouver là leur explication...]

 S'il y a débat et appréhension face aux "risques" de l'oral scolaire, il y a aussi divergence, entre partisans de l'oral, sur l'"ordre de préséance" des objectifs.

(...) pour les uns, le seul oral qui vaille est celui qui permet de faire valoir ses droits, d'obtenir gain de cause, de participer à la décision. C'est un oral civique, politique, argumentatif.

Pour d'autres, le principal, c'est d'entrer en communication avec autrui, d'exprimer ce qu'on ressent, de mettre l'oral au service de l'harmonie, de l'épanouissement, des sentiments positifs entre personnes ou entre groupes.

Pour d'autres encore, l'essentiel est de pouvoir expliquer ce qu'on fait, décrire le monde, énoncer des hypothèses, clarifier des enjeux, théoriser une pratique.

Sous-jacentes à ces trois objectifs, trois représentations différentes - et légitimes - de l'école, de sa finalité.

 

La question est de savoir si "tout est possible et peut être entrepris" dans le cadre et les limites des horaires et du cursus scolaires... La prise en compte de ces trois objectifs dépendra de ces contraintes, en même temps que de choix ultimes entre des projets de société.

  *

2.         Reconnaître d'abord la spécificité de l'oral

  S'il est prudent de connaître certains risques de la pratique scolaire de l'oral, s'il est sage de réfléchir aux objectifs avant de tracer des pistes didactiques, n'est-il pas essentiel de... définir d'abord l'oral, d'en admettre et d'en souligner la spécificité?

  "Il parle comme un livre!" Une appréciation souvent entendue, qui résonne souvent comme un éloge, comme la reconnaissance d'une parfaite conformité à un modèle. Mais ce soi-disant "parler bien" est-il le "parler vrai"? La réalité sociale de l'oral confirme-t-elle cette idée que l'oral doit se calquer sur l'écrit, trouver dans l'écrit son modèle et sa référence?

  Face à l'écrit, production à distance et à réponse le plus souvent différée, et dont l'émetteur peut à tout moment remonter dans l'espace de la page (ou de l'écran), l'oral répond à des contraintes différentes en bien des points:

*   la proximité du récepteur et la possibilité constante de sa réaction immédiate - parole... ou mutisme,

*     la prise en compte instantanée de cette réaction,

* la nécessité de marquer la continuité du discours et du contact par des outils spécifiques (bon, enfin, oui, alors, et puis, je disais, comme tu vois, n'est-ce pas, hein, tu comprends...).

  La fréquence à l'oral des énoncés apparemment inachevés peut très souvent s'expliquer et même se justifier par cette proximité: achèvement jugé superflu

*   parce que l'interlocuteur a visiblement "bien reçu" l'information, même syntaxiquement incomplète,

*   ou bien parce que le geste (ou le regard, ou le mouvement) porteur de sens apparaît plus utile que les mots pour la transmission d'une information.

  Dans l'enchaînement question-réponse, faut-il raisonnablement trouver "incomplète" la réponse qui se limite au groupe (nominal ou verbal) donnant l'information demandée? L'obsession magistrale de la "phrase complète" peut étouffer le naturel, nier la fonctionnalité, comme en témoigne cette étonnante conversation imaginée par Jean-Pierre KERLOC'H:

Le garçon. - Qu'est-ce que je vous sers?

Le client. - Un demi.

Le garçon. - Je veux une phrase.

Le client. - Je désire qu'on me serve un demi.

Le garçon. - Il ne faut pas dire on.

Le client. - Je désire que vous me serviez un demi.

Le garçon. - Vous désirez que je vous serve un demi. Un demi de quoi?

Le client. - Je désire que vous me serviez un demi de bière allemande blonde à la pression, titrant 6 degrés alcooliques.

Le garçon. - Il manque un petit mot.

Le client. - Je désire que vous me serviez un demi de bière allemande blonde à la pression, titrant 6 degrés alcooliques, s'il vous plaît.

Le garçon. - Bonne réponse. Et un demi, un! 

  [Jean-Pierre KERLOC'H, Sois sage et tais-toi, dans le livre Et l'oral alors?, documents pédagogiques, sous la direction d'Hélène ROMIAN, éd. INRP, diffusion Nathan, p. 10.]

  Liées également à cette opposition (distance / proximité), des caractéristiques d'ordre syntaxique.

 Signalons surtout la fréquence des ajustements de discours pour rendre celui-ci plus efficace, pour assurer et resserrer le contact, par exemple:

  Il y a avait là un vieux monum(-ent) / une vieille abbaye...

Je crois que tu dev(rais) / que tu aurais dû...

Il a fallu me (...) j'ai été obligée de me débrouiller toute seule...

Comment! Tu es enc(ore) / vous êtes encore là?

La variation de l'intensité, de l'intonation permet également d'ajuster l'oral, de le rendre performant.

Signalons aussi, surtout dans la conversation, la valeur à la fois informative et argumentative du geste, de la mimique, de la respiration, du regard, du mouvement.

  C'est dire l'importance du corps dans la communication orale et donc dans la pédagogie de l'oral!

"Quand vous parlez, vous vous engagez physiquement, au-delà des mots", disait récemment (février 1994) un homme de théâtre interviewé sur France-Culture.

  Et à propos de la respiration, Louis Jouvet recommandait à son élève du Conservatoire: "Tâche surtout de comprendre la longueur, l'amplitude de la phrase, de voir dans quelle mesure elle est respirée, comment elle doit être dite; en partant uniquement de là, tu verras que tu trouveras tout à coup une clarté pour l'interprétation. (...) Tu dois travailler seulement avec ta respiration. Tu rectifieras tout à coup brusquement ta diction ou ta respiration, comme un musicien peut rectifier son rythme dans un orchestre quand on lui dit: plus vite ou moins vite, etc. LE SENTIMENT VIENT APRES."

[Tragédie classique et théâtre du XIXe siècle - Pratique du théâtre, Gallimard, 1968, pp. 34 & 35. (Texte sténographié du cours de Louis Jouvet au Conservatoire national d'art dramatique, de novembre 1939 à décembre 1940). - C'est nous qui soulignons.] 

3.      Faire de l'oral. "Bien entendu! Mais comment ?

  Ce qui suit ne prétend évidemment pas épuiser le champ des multiples démarches d'une pédagogie de l'oral! Simplement, quelques préalables, quelques conditions qui nous paraissent fondamentales.

  a.         Une certaine "idée" de l'élève, de la classe, de la citoyenneté!

  Expression et personnalisation sont intimement liées: le développement de la personne passe par la pratique du langage. Personnalisation et socialisation sont en constante interaction.

  "Il n'y a pas d'appropriation à soi seul du langage, donc pas de personnalisation sans socialisation, comme il n'y a pas de socialisation sans personnalisation." 

[Francine BEST, Vers la liberté de parole, Nathan, Paris, 1978, p. 12. ]

D'où l'importance décisive d'une perception de la classe comme lieu d'échange, où le respect de chaque personne entraîne le respect de sa parole, où l'écoute mutuelle favorise l'expression de chacun.

[Voir, à ce sujet, un très beau livre de Jacques SALOMÉ, Heureux qui communique - Pour oser se dire et être entendu, Albin Michel, janvier 1994. A lire ensemble, parents et enfants, ensei­gnants  et élèves! Du même auteur: T'es toi quand tu parles.]

  D'où l'importance d'une parole qui surgit de la vie, parole "motivée et naturelle": "L'enseignant, pour espérer aboutir à ce résultat, se doit d'être constamment à l'écoute de ses élèves: pour ce faire, il est nécessaire de libérer du temps où, en apparence, aucun travail ne s'effectue."

[J. MOUCHON & F. FILLOL, Pour enseigner l'oral, Cédic, Paris, 1980, p. 62.]

  b.         Un oral vrai

Nous venons de le souligner, l'oral vrai est celui qui "dit" la personne dans son vécu, dans son projet, dans son rêve: peut-on imaginer de donner à l'élève le désir et le plaisir d'apprendre en lui faisant tourner le dos à ce qu'il est, à ce qu'il fait, à ce qu'il veut?

  Nous l'avons dit également, l'oral implique le "corporel": voix, geste, regard, distance, mouvement, maniement d'objets... On peut se demander si l'inefficacité de certaines pratiques scolaires de la parole n'est pas due, tout simplement, à une disposition du mobilier, à une immobilité contre nature, à une position où la voix se dirige vers un "nulle part"...! On n'est pas des purs esprits, que diable!

  L'oral ne doit pas chercher à "rejoindre" l'écrit (nous avons souligné plus haut sa spécificité par rapport à l'écrit). Celui-ci n'est pas le modèle de l'oral! Si le support écrit est parfois justifié (le compte rendu critique, l'expression dramatique, le journal radiophonique, la traditionnelle élocution...), l'oral est le plus souvent dégagé de toute écriture préalable. On ne peut entraîner à la spontanéité de l'oral si on ne se dégage pas résolument du "conditionnement graphique", de l'écrit oralisé!

  La pratique de l'oral n'est pas non plus laisser-aller, démagogie. Faire croire qu'un apprentissage est possible dans l'anarchie est illusion, malhonnêteté.

 La pratique de la parole doit fonder aussi un minimum de métalangage: une observation et une description méthodiques de "ce qui se passe quand on parle" sont indispensables. Pas d'apprentissage sans classement, sans modélisation, sans déduction de "règles".

  Enfin, comme toute pratique pédagogique, celle de l'oral doit être évaluée. Plus précisément, une activité orale sera motivante, si l'élève sait sur quoi portera précisément l'appréciation: sa propre appréciation, celle du groupe-classe, celle de l'enseignant. Les grilles d'évaluation - de coévaluation - permettent de mesurer un résultat, de négocier surtout un projet.

Les ouvrages cités, de Francine Best, Jean Mouchon, Hélène Romian..., et de bien d'autres praticiens de l'oral, insistent sur cette évaluation, et proposent de nombreuses pistes à ce sujet.   

  J. B.

Sito-bibliographie  

* oral collège bibliographie :   http://www.ac-creteil.fr/mission-college/apprentissage_oral/pratiques_orales.htm   

http://www.ac-reims.fr/datice/maitrise/bibliographie.htm                                                                             

*  E. Charmeux, Apprendre la parole, Toulouse, Sedrap Education, Coll. L’école en questions, 1996

*   Dolz, B. Schneeuwly, Pour un enseignement de l’oral, initiation aux genres formels à l’école, Paris, ESF, 1998.

*   Véronique TRAVERSO, L'analyse des conversations, Nathan Université, coll. "128", 1999, (interactions, co-construction du sens, variations interculturelles par ex. dans les "termes d'adresse".) Dernier chapitre: le dialogue représenté dans l'écrit de fiction.

*   Catherine Kerbrat-Orecchioni, La Conversation, coll. Mémo, Seuil, 1996, "petit ouvrage très accessible"

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